Sur les ossements des morts est un roman ovni d’un point de vue du genre et du style. Ecrit par Olga Tokarczuk, Prix Nobel de Littérature, le récit est immergé dans le polar en flirtant aussi bien avec l’essai, le théâtre, la fable ou la poésie.
C’est sur un air de polar et dans les chaussons de Janina Doucheyko, ingénieure à la retraite et professeure d’anglais, que s’ouvre le récit baptisé dans sa version originale, « Conduisez votre charrue à travers les os des morts » (traduction littérale du polonais). Son voisin Grand-Pied est mort étouffé avec un os d’animal et ouvre le bal d’une drôle d’hécatombes d’amateurs de chasse dans ce tout petit village de Pologne à la frontière tchèque.
Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tels que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit.
Si l’intrigue est tricotée avec le fil de morts mystérieuses dont les premiers suspects apparents ne seraient autres que des animaux, l’écriture va bien au-delà du simple polar. Et on le doit à cette protagoniste à la plume et à la voix fortes, cette passionnée de Blake, cette gardienne du règne animal, cette végétarienne astrologue qui est aussi là pour laisser son empreinte de papier sur nos doigts.
Ce n’est certainement pas dans une quelconque opacité stylistique que le Nobel de Littérature a décelé le talent d’Olga Tokarczuk, au contraire, c’est plutôt dans son adresse à manier les mots pour ce qu’ils sont, sans vouloir les rendre condescendants, en les utilisant (tout comme la traductrice Margot Carlier par ailleurs) à bon escient et en les faisant jouer à travers les genres. Dans ce roman, j’ai lu des dialogues aussi travaillés et utiles que des répliques de théâtre, des monologues et autres lettres aussi véhéments et argumentés qu’un pamphlet ou un essai, et l’omniprésence des animaux associée à des réflexions sociétales ou universelles donne à cette œuvre des notes de fable. J’ai lu in fine une littérature maîtrisée, et ce au XXIème siècle, et c’était une sacrée bonne nouvelle.
J’ai lu une histoire sur des rats qui avaient été cités à comparaître parce qu’ils avaient causé trop de dégâts. L’affaire a traîné en longueur, car ils ne se présentaient pas aux audiences. Finalement on leur a attribué un avocat d’office.
Si le contrôle stylistique ne fait aucun doute et rend la lecture lisse et fluide avec même ses touches d’humour, ce n’est pas au détriment de la protagoniste en laquelle on place aisément notre confiance, voire même notre compassion. Le lieu, les personnages, l’imaginaire de ce village et pourtant l’ancrage culturel bien réel de l’histoire nous plongent dans une atmosphère fantastique au pur sens du terme. Où commence l’irréel ?
Il y a un vieux remède contre les cauchemars qui hantent les nuits, c’est de les raconter à haute voix au-dessus de la cuvette des W.-C., puis de tirer la chasse.
Sur les ossements des morts est un roman où l’on dit les choses. Un roman où la mort, au-delà du contraste vital qu’elle incarne, est à la fois une curiosité, un héritage assumé et un symbole de liberté, tant qu’on l’accepte. Cette œuvre est, à l’image des plus grands classiques, là pour refléter notre condition humaine – à l’échelle de l’espèce et de chaque homme, chaque femme avec sa culture qui lui est propre -, interroger nos valeurs en tant qu’individus et la force que l’on donne à chacune d’entre elles pour les faire vivre et perdurer.
Quoi qu’il en soit, je connais la date de ma propre mort, et cela me rend libre.
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Sur les ossements des morts – 282 pages – Editions Noir sur Blanc – 2009 (traduit en français en 2012)